Comptes avec affectation spéciale
Le traitement des sommes avec affectation spéciale ou portées sur des comptes séquestre
Par principe le créancier d’une somme d’argent déclare créance au passif et n’a d’autre solution que de subir le concours des autres créanciers.
Par hypothèse, les sommes collectées qui entrent dans la trésorerie du débiteur se fondent entre elles, et il n’est plus possible d’en distinguer la provenance (Cass. Com 10 mai 2000 n° 97-16726 dans un cas où une touche d’une caisse enregistreuse aurait permis de ventiler la trésorerie entre plusieurs sources, ou Cass com 22 mai 2013 n° 11-23961 pour les sommes détenues par une agence de voyage)
Il en va différemment si les sommes en question sont spécialement affectées au créancier sur les comptes du débiteur.
L'affection spéciale se matérialise par l'ouverture d'un compte bancaire à affectation spéciale ouvert par le mandataire pour le compte du mandant.
Par exemple, outre une garantie financière, souscrite auprès d'une banque, d’une société d’assurance ou de la Caisse des dépôts, est obligatoire pour les agents immobiliers qui détiennent des fonds pour leurs clients (par exemple un dépôt de garantie, des loyers …) et doit couvrir le total des sommes qu’il détient pour des tiers, les textes régissant cette profession prévoient que lorsqu'il perçoit des fonds pour le compte de ses clients (mandants), l'agent immobilier doit :
- tenir un registre de tous les versements,
- délivrer un reçu, dont l'original est remis au client (le double doit être conservé dans le carnet de reçus),
- affecter ces fonds dans un compte affecté.
D'autres professions sont également concernées, et en dehors de toute réglementation c'est également la pratique dans certaines situations.
Ces comptes bancaires, dénommés aussi comptes de tiers, comptes de rubrique ou comptes de mandant, expriment l’affectation du solde du compte au bénéfice des tiers désignés : les fonds n’entrent pas dans le patrimoine du mandataire, qui n’en a jamais été propriétaire (Cass 3e civ 23 sept 2009, n° 08-18355)
C’est ce qu’a admis la Cour de Cassation
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pour des comptes qui ne figuraient d’ailleurs pas dans la comptabilité du débiteur et n’étaient donc pas, de manière claire, inclus dans sa trésorerie (Cass com 14 mai 1991 n° 89-14287)
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pour un compte spécifique destiné à recevoir des honoraires des mandants du débiteur (Cass. com 22 nov 1994, n° 91-16512)
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pour un compte destiné à recevoir des opérations de commissionnaire, bien distinct de celui recevant les opérations de vente (Cass com 7 mars 2000 n° 96-19326)
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pour un compte destiné à recevoir des opérations de paiement des franchisés, bien distinct des comptes bancaires du franchiseur (Cass. com.30 juin 2004, n° 03-17330) l'arrêt en déduit que, ces derniers n'étant pas créanciers de la société, les règles gouvernant l'admission des créances ou leur paiement dans le cadre des procédures collectives sont inapplicables à la restitution des fonds ».
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pour un compte ouvert par un administrateur de biens, au nom d’une copropriété, dont le solde appartient bien à la copropriété et pas à l’administrateur de bien (Cass 3e civ 23 sept. 2009 n° 08-18355)
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Pour un dépôt de garantie versé par un candidat acheteur, entre les mains de l'agence immobilier mandatée par le vendeur, laquelle se trouve ensuite en procédure collective Cass com 23 septembre 2020 n°19-15122
Dans ces cas les fonds isolés sur un compte, ou sous-compte, spécifique, par un mandataire à qui ils les ont confiés, demeurent la propriété des mandants. Il en est de même des sommes versées sur le compte d'un séquestre (par exemple en CARPA) Cass com 12 juillet 2017 n°16-10897 "la consignation des sommes ordonnée judiciairement à titre de garantie emportait affectation spéciale et droit de préférence en application de l'article 2350 du code civil"
En tout état d'ailleurs pour le séquestre en conséquence de l'article 1956 du code civil, il ne peut exister de concours entre le bénéficiaire des sommes séquestrées et les créanciers du séquestre, qui même en cas de procédure collective du séquestre n'ont aucun droit sur ces sommes Cass com 13 novembre 2001 n°97-16652
Ainsi l'action en restitution de la somme figurant sur un compte spécialement affecté n'est pas soumise à l'arrêt des poursuites individuelles Cass com 20 mars 2019 n°17-22417
La déclaration de créance est-elle utile ? Nécessaire ?
La jurisprudence en tire que le créancier de ces sommes n’a pas besoin de déclarer créance au passif du débiteur ( Cass com 16 octobre 2007 n° 05-21306 pour absence de nécessité de déclarer créance) , ni d’ailleurs à les revendiquer dans le patrimoine du débiteur – où elles ne sont pas entrées – et il lui suffit d’en demander versement (par voie de demande de restitution)
C’est par exemple ce qui a été jugé par un arrêt du 15 février 2011 (Cass. com 15 février 2011 n° 10-10056) qui juge que le mandant d'une agence immobilière en liquidation judiciaire n'a pas à déclarer sa créance de restitution résultant des dispositions de la loi dite Hoguet du 2 janvier 1970 au passif de la procédure, celle-ci échappant « par sa nature » aux dispositions de la procédure collective obligeant les créanciers dont la créance est née antérieurement au jugement d'ouverture à déclarer leurs créances.
En l’espèce d’ailleurs, c’est autant l'existence d'un compte à affectation spéciale que la garantie financière de l’agent immobilier dont bénéficie le créancier qui a conduit à la solution.
A la lecture de l’arrêt de la Cour de Cassation du 15 février 2011, on constate que le créancier n’a pas besoin de déclarer créance (en l'espèce pour la restitution d'un dépot de garantie), ce qui est parfaitement compréhensible, pour faire valoir ses droits sur le compte à affectation spéciale et la garantie financière
C’est logique et classique : l’action directe ne nécessite pas la déclaration de créance.
Mais l’arrêt semble aller plus loin et impliquer que le créancier ne peut pas déclarer créance : en l’espèce la décision qui a admis la créance au passif est censurée.
Cette dernière précision ne se comprend que parcequ'en l'espèce l’affectation spéciale et/ou la garantie (en l'espèce attaché à l'activité d'agent immobilier) couvrait totalement la créance (ce qui se déduit de l'arrêt, même si ce n'est pas expressément indiqué)
C'est donc un racourci inexact, mais qui semble usité, que de prétendre que le créancier de restitution d'un dépot de garantie n'a pas à déclarer créance à la procédure et que sa créance doit être contestée. et d’ailleurs la Cour de Cassation a jugé par ailleurs « Attendu qu'en raison de son autonomie, la garantie financière exigée des personnes exerçant des activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce et affectée au remboursement des fonds, effets ou valeurs qu'elles ont reçus n'est pas éteinte lorsqu'en cas de redressement ou de liquidation judiciaire de l'agent immobilier, le client ne déclare pas au passif sa créance de restitution de la somme versée ; qu'en conséquence, ce client peut assigner directement le garant » Assemblée plénière 4 juin 1999 n°96-18094 ce qui signifie bien que le client ne perd pas ses droits contre le garant s’il ne déclare pas créance, mais évidemment ne lui interdit pas de le faire (idem Cass civ 1ère 12 décembre 2000 n°98-10224)
En réalité il n'a pas à déclarer créance - ou plus exactement d'ailleurs à être admis au passif, car après tout rien ne lui interdit de déclarer créance - s'il n'y a pas lieu, et uniquement s'il n'y a pas lieu en raison de la garantie ou du compte affecté. A défaut il est bien créancier du débiteur, et a parfaitement le droit de participer aux répartitions de la procédure collective, comme n'importe quel créancier victime de n'importe quel acte délictuel ou contractuel du débiteur.
Même cette situation est d'ailleurs sans doute excessive, car la déclaration de créance est le reflet de la situation du créancier au jour du jugement d'ouverture de la procédure, et à cette date le mandant est bien créancier des sommes perçues pour son compte par le débiteur: sa créance devrait donc être admise, et c'est au stade de la répartition que le mandataire de justice devrait veiller à ne pas payer une créance admise payée depuis par la garantie financière ou le compte affecté, comme c'est la cas par exemple de n'importe quel créancier indemnisé par une assurance. Il n'a jamais été prétendu par exemple que le client d'une entreprise de construction, victime de malfaçon, était écarté de la possibilité de déclarer créance au motif que l'assurance décennale l'indemniserait sans doute, et on voit mal la raison de droit qui a amené à cette surprenante décision du 15 février 2011.
D'ailleurs un arrêt de la Cour de Cassation (Cass com 18 janvier 2017 n°15-16531) est venu adopter une solution plus académique, en jugeant que le juge commissaire doit admettre la créance du mandant d'une agence immobilière, et que le juge-commissaire retient à bon droit que l'admission de la créance n'exonère pas le garant de son engagement contractuel de garant financier.
En pratique, il nous semble donc prudent que le mandant déclare créance au titre de la restitution du dépot de garantie, et que dans le cadre de la vérification des créances, le mandataire judiciaire vérifie dans quelles conditions le compte à affectation spéciale ou la garantie l’a indemnisé : il ne sera créancier que pour le solde. On pourrait ne l'admettre au passif que pour ce solde, mais ce n'est pas très académique puisque, une fois encore, c'est la situation au jour du jugement qui doit être prise en considération, mais en tout état évidemment il ne sera admis aux répartitions que pour le solde.
Il serait donc toujours opportun qu’avant de rejeter la créance s'il pense pouvoir le faire (ce qui n'est donc pas la meilleure solution) le juge fasse cette vérification avant de statuer sur la créance.
A défaut, évidemment, le mandant qui n’est pas couvert pas une garantie, et pas indemnisé par l’affectation spéciale, est bien créancier, et il n’y a aucune raison qu’il ne soit pas admis au passif (et l'arrêt du 15 février 2011 induit en erreur par manque de précision)
Voir également l'action en revendication d'une somme d'argent :
Il semble légitime d'admettre la revendication d'une somme d'argent quand les sommes revendiquées bénéficient d'une affectation spéciale (Cass com 14 mai 1991 n°89-14287, Cass com 22 novembre 1994 n°91-16512, Cass com 7 mars 2000 n°96-19326, Cass com 30 juin 2004 n°03-17330, Cass com 15 février 2011 n°10-10056).
L'analyse de ces derniers arrêts incitent certains à soutenir que l'affectation spéciale peut résulter d'un article de compte dans la comptabilité du débiteur. A priori cette prétention est en pratique impossible à mettre en oeuvre, ne serait-ce que parceque, par principe, si la comptabilité est correctement tenue, chaque créancier est titulaire d'un sous compte dans la comptabilité du débiteur: tous les créanciers seraient alors co-titulaires des dépots en banque ... qui devraient donc être répartis entre eux ... ce qui est bien l'objectif de la procédure collective. Nous pensons donc que l'affectation spéciale doit s'entendre comme bancaire et non comptable.
Un arrêt de la Cour de Cassation vient d'ailleurs contrer cette position: en l'espèce il s'agissait de fonds affectés par un distributeur pour la commercialisation de coffrets cadeaux. La Cour de cassation juge que l'individualisation comptable du prix de vente de ces coffrets ne confère pas à leur éditeur (la société SMARTBOX) un droit de propriété sur ces fonds. Cass com 8 mars 2017 n°15-11168